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Les savoirs issus de la grande pauvreté sont-ils nécessaires à la démocratie ? (Geneviève Defraigne Tardieu ATDquartmonde)

Isola village

Genevieve.tardieu@atd-quartmonde.org    www.atdquartmonde.org

 

Contribution pour EELV

 

Les savoirs issus de la grande pauvreté sont-ils nécessaires à la démocratie ?

La persistance de l’exclusion, la privation de l’accès au savoir et le maintien de la pensée des plus pauvres en dehors de l’histoire des hommes interrogent profondément sur la production de savoir et sa transmission. Elle a de sérieuses conséquences dans la vie politique.

Le milieu de grande pauvreté agit comme un révélateur des fragilités et des limites des projets humains. Il appelle à bâtir un savoir qui émane des plus fragiles au lieu d’émaner seulement des experts reconnus, un savoir qui permette de comprendre et d’interpréter le monde dans son ensemble au lieu de maintenir à l’écart l’expérience et la pensée des plus démunis. L’apport de tous, y compris de ceux qui sont le plus privés de l’accès aux savoirs reconnus, est nécessaire pour comprendre le monde. La démocratie exige cet apport pour arriver à une réelle intercompréhension. Son absence est un problème politique grave qui dérive souvent vers l’incapacité à agir ensemble et vers l’impuissance devant des problèmes de société pourtant identifiés.

 

Rapports sociaux et rapports au savoir

Joseph Wresinski[1] a apporté un éclairage nouveau à cette problématique. Il a fait exister l’idée que la grande pauvreté est un cumul de précarités[2] et une atteinte aux droits de l’homme. L’absence d’accès aux droits fondamentaux prive de reconnaissance et de dignité. Elle conduit à une grave exclusion.

« Ce n’est pas d’avoir faim ou de ne pas savoir lire, ce n’est pas de ne pas avoir de quoi faire vivre et s’épanouir sa famille, ce n’est même pas de ne pas avoir de travail qui est le pire des malheurs de l’homme. Le pire des malheurs est de s’en savoir privé par mépris, tenu à l’écart du partage, littéralement traité comme un hors-la-loi, parce qu’on ne reconnaît pas en vous un être humain, sujet de droit, digne de partage et de participation[3]. »

Wresinski propose de considérer l’individu exclu comme potentiellement acteur de sa libération. Celui-ci n’est plus ni victime ni coupable.  Au contraire, il a une force positive, celle d’en appeler au respect de la démocratie. Il est révélateur de la défaillance d’une société de droit et de citoyenneté. Wresinski invite instamment à comprendre l’intolérable de la misère. Il remet en cause la connaissance, bâtie en dehors de l’expérience des plus pauvres et sans leur participation,  qui les aliène davantage.

 « Le pauvre qui n’aura pas été introduit dans l’intelligence des hommes ne sera pas introduit dans leurs cités. Tant que le pauvre n’est pas écouté, que les responsables de l’organisation d’une cité ne s’instruisent pas de lui et de son monde, les mesures prises pour lui ne seront que des gestes par à-coups, répondant à des exigences superficielles et d’opportunité[4]. »

 

 Dans l’idéal, la personne porteuse d’une expérience de la pauvreté, le praticien et le chercheur bâtissent ensemble une connaissance libératrice, qui permette d’échapper à la condition de pauvreté[5]. L’émancipation de la pauvreté ne dépend pas des seules personnes pauvres. C’est bien en considérant la responsabilité de tous que ces questions doivent être envisagées.

 

Unvesco

Coproduction de savoir et démocratie cognitive

 

Le savoir coproduit, avec les personnes qui ont l’expérience de la grande pauvreté,  ouvre de nouveaux champs qui battent en brèche le savoir cloisonné, le savoir d’expert, le savoir ésotérisé. Dans son ouvrage intitulé  Ethique, Morin[6] alerte sur les dangers des savoirs spécialisés, mais dépossédés de tout point de vue englobant et pertinent qui serait éminemment utile au citoyen.

Ainsi, provoquer la rencontre entre des savoirs émanant de sources diverses, parfois antagonistes, et assurer la médiation qui va permettre l’intercompréhension et la production de nouveaux savoirs, est une démarche très prometteuse. Alors que « le plus souvent, les systèmes de pensée ne retiennent que les informations qui les confirment ou qui leur sont intelligibles, alors qu’elles rejettent comme erreur ou illusion tout ce qui est incompréhensible[7] », un effort d’accès à la complexité du réel est important. C’est le savoir déterminant pour la connaissance du monde et pour la démocratie.

La coconstruction des savoirs permet la décentration continue des perspectives d’interprétation et donc augmente les sphères de validité des savoirs produits. On augmente ainsi la validité et la pertinence des savoirs. On passe d’un savoir d’expert, valide dans une sphère très restreinte, qui peut être tout à fait contre-productif dans une sphère plus large, à un savoir largement partagé parce que coproduit, donc traversé par une multitude de perspectives et validé par l’intercompréhension.  La rencontre entre les pensées de personnes qui ne se rencontreraient jamais sans un projet et une médiation spécifiques est indispensable.  C’est de cette façon qu’est mise en œuvre la démocratie cognitive.

 

Agir communicationnel et autonomie politique

 

 L’autonomie politique est celle qui amène les hommes à devenir conscients et responsables de ce qui leur arrive. Cette autonomie est aussi celle qui donne la maîtrise de la société et des institutions. Elle permet de se libérer des idéologies qui limitent ou aveuglent et tendent à reproduire la société qui aliène. L’Université populaire Quart Monde[8] agit en ce sens en instituant un lieu « d’agir communicationnel ». Pour Habermas, l’autonomie peut être gagnée par une nouvelle rationalité, celle de l’agir communicationnel qui s’établit dans le dialogue. Le dialogue.

Une société émancipée doit rendre intelligibles les raisons de la critiquer. Elle repose sur une communauté qui approfondit la compréhension de soi et étend l’intercompréhension entre les sujets qui la composent. Elle cultive un intérêt pratique à la constitution d’un sens commun, une intelligence réciproque, « un intérêt pour le maintien et l’extension de l’intersubjectivité  d’une compréhension entre individus, susceptible d’orienter l’action[9]. »

La société émancipée critique ses pathologies dans une recherche coopérative de la vérité, avec une injonction pour la transformer. La communication intersubjective avec la recherche non violente du meilleur argument, en se libérant des illusions idéologiques et des déterminations sociales qui conditionnent indûment.

L’agir communicationnel, dit Habermas,  doit prendre en compte l’inégalité des rapports sociaux et l’incommunication qui prévaut le plus souvent parce que l’intérêt de ceux qui détiennent l’argent ou l’autorité de la parole confine dans le silence ceux « d’en bas » - selon son expression. L’incommunication grève pathologiquement nos rapports sociaux.

Ce n’est pas tant la recherche directe de l’entente que la possibilité d’une problématisation qui est importante pour arriver à l’intelligibilité. Ce qui relève de la contrainte ou de la violence, c’est ce qui empêche d’honorer l’obligation et d’entrer en discussion ; c’est une pression exercée sur notre pratique sociale qui nous interdit de procéder en commun à sa problématisation. Malheureusement, trop souvent, la problématisation des questions sociales n’est  pas formulée ou se résume à la prédominance des problématisations économiques ou financières.  Il y a un enjeu fort à se donner les moyens de problématiser en commun, de façon la plus large possible, les pathologies de la société.

Il est essentiel de rendre aux acteurs l’intelligence commune du social,  c'est-à-dire de bâtir une politique délibérative. Il faut que soit posée l’intersubjectivité de sujets, capables de définir pour eux-mêmes leurs intérêts,  de les négocier éventuellement et de se soumettre à la régulation extérieure dans laquelle les intéressés peuvent s’entendre.

Ceci permet de repenser l’espace public et d’instaurer une politique délibérative, ou démocratie délibérative, pour former la conscience réflexive de l’intérêt commun. La société civile émancipée permet de garantir un espace public d’expression où les conflits sociaux, les pathologies, puissent être évalués de manière équitable. Or, cet espace public est de plus en plus difficile à réaliser. C’est le problème central de notre avenir politique.

L’agir communicationnel n’est pas un principe de discussion applicable seulement dans une société idéale, mais il est déjà mis en œuvre. Avec l’expérience pratique de l’Université populaire Quart Monde et du Croisement des Savoirs[10], nous pouvons affirmer qu’il est possible et fécond de penser avec les personnes qui ont l’expérience de la grande pauvreté afin d’agir ensemble à l’émancipation de tous. Le savoir émancipatoire coproduit dans ces conditions devient alors un véritable pouvoir collectif.

°°°

 


 

[1] Le Mouvement ATD Quart Monde a été fondé par Joseph Wresinski en 1957. Voir chapitre VI.

[2] Voir l’avis du rapport Wresinski au Conseil économique et social en 1987

[3] WRESINSKI Joseph, Refuser la misère. Une pensée politique née de l’action, Paris, Le Cerf – Éditions Quart Monde, 2007, p. 179.

[4] Ibid., p.8.

[5] WRESINSKI Joseph, « Une connaissance qui conduise au combat »,  in Revue Quart Monde n°140, 1991, p.44-52.

[6] MORIN Edgar, L’éthique, La méthode, tome 6,  Paris, Seuil, 2004. La notion de démocratie cognitive est développée aux pages 171 à 175.

[7] Ibid., p172.

[8] DEFRAIGNE TARDIEU Geneviève, L’Université populaire Quart Monde, La construction du savoir émancipatoire, Presses universitaires de Paris Ouest, 2012.

[9] HABERMAS Jürgen, « Connaissance et intérêt », in La technique et la science comme idéologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 149, cité par CUSSET Yves, Habermas. L’espoir de la discussion, Paris, Michalon, 2001, p. 26.

[10] Voir Carte du Croisement des Savoirs



19/07/2013
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