A Nous De Jouer !

A Nous De Jouer !

OUVRIR DE NOUVEAUX CHANTIERS (Alain Coulombel)

Dès l’origine, le capitalisme est marqué par une dimension mortifère. Mortifère et génocidaire. Que l’on s’attache aux premiers pas du capitalisme industriel ou que l’on tourne son regard vers ses formes contemporaines, la démesure ou l’effrénée puissance que rien règle ou ne contient, dessine les traits d’un système délirant, le capitalisme des extrêmes n’ayant de cesse de fabriquer un monde vidé de sa substance, une scénographie de l’insignifiance et des affects tristes, comme si cette aversion presque « pathologique » pour les passions joyeuses[1] était devenue le seul vecteur de sa puissance.

Songeons aux villes-fantômes ravagées par la crise, aux territoires inhabitables (Tchernobyl ou Fukushima), à la géo-ingénierie, aux utopies post-humaines, aux conflits de basse intensité…

Avec la crise financière actuelle, le capitalisme est entré dans une phase nouvelle de décomposition-recomposition, une crise sans fin[2], dont il est difficile de prévoir l’issue, tant les micro-ruptures ou les lignes de recomposition qui se cherchent aux quatre coins de la planète, n’ont pas encore atteint la taille critique qui pourrait faire basculer le système sous un autre régime de sens.

Les commentaires pourtant devraient nous alerter : « Depuis 6 mois, les marchés sont complètement erratiques, avec des hausses et des chutes soudaines et amples. Que Wall Street perde 300 points n’est même plus une surprise, que les marchés grimpent quand l’économie est en berne non plus. Plus rien ne se passe normalement et c’est très malsain. Les investisseurs deviennent blasés, car ils ne parviennent plus à analyser les choses : les critères usuels ne fonctionnent plus ». « Mais aujourd’hui le triple A agit comme une formule magique, alors que l’opinion ne sait pas comment ces agences fonctionnent ». « Selon le Laboratoire Européen d’Anticipation Politique (LEAP), la crise économique globale est entrée dans une nouvelle phase, celle de la décote généralisée des dettes publiques occidentales, soit la disparition de 30 000 milliards d’actifs fantômes d’ici le début 2013 ».

Formule magique, actif fantôme, absence de règles et une dette dite « souveraine » (en effet) qui pèse sur l’Europe comme une faute à expier. Pour Agamben, nos sociétés modernes qui se prétendent des sociétés laïques, rationnelles, ayant surmontées croyances et superstitions, sont au contraire mues par des « concepts théologiques sécularisés ». La foi c’est le crédit et « En gouvernant le crédit, la Banque, qui a pris la place de l’Eglise et des prêtres, manipule la foi et la confiance des hommes. Si la politique est aujourd’hui en retrait, c’est que le pouvoir financier, en se substituant à la religion, a séquestré toute la foi et toutes les espérances ». Les mots peuvent nous tromper mais la crise financière et son vocabulaire de l’expiation (le dette/la chute/la dégradation/le sacrifice) devrait nous interpeller comme devrait nous dessiller la dimension régressive de notre époque : plans sociaux, replis identitaires, montée des nationalismes, dérégulation, états maniaques, conflits dits de « basse intensité », bio-pouvoir, pression de l’urgence… 

Comment penser le capitalisme des extrêmes ? Si le délire est un état mental caractérisé par la confusion des états de conscience, voire un dérèglement de la pensée qui ne se soumet plus au vrai, la situation qui est la nôtre semble renvoyer à cet état limite. Le monde a perdu la tête (rappelons-nous que « delirare » signifie sortir du sillon). Le chaos mondial c’est le monde renversé, sens dessus dessous, le mouvement erratique des indices boursiers, la peur distillée à chaque instant, la production d’un univers de signes indéchiffrables, notre tolérance à l’inadmissible. Le demi-siècle écoulé, en substituant au capitalisme d’Etat un capitalisme globalisé et anonyme, a amplifié l’insécurité et le sentiment d’une menace indéfinissable. Le capitalisme délirant, le capitalisme des extrêmes est devenu ainsi imperméable à toute forme d’interlocution et la superstition qui l’accompagne gagne des pans entiers du fonctionnement de notre système politico-social : telle notation « arbitraire » dicte sa loi à la réalité, telle institution (FMI, Troïka…) prend la forme d’une figure tutélaire, impénétrable et omnipotente. Toute forme d’explication « critique» se perd dans le trop plein des signes indifférenciés. Un tweet se charge d’une puissance bienfaitrice ou maléfique…

 

Et l’écologie politique dans tout ça ? Sur toutes ces questions, force est de constater qu’elle reste, dans sa composante partidaire, muette ou indifférente. Nulle écosophie, nulle controverse philosophique ne semble plus la traverser. Quand l’écologie politique avait su à la fin des années 60 ouvrir de nouveaux horizons (critique de la croissance et du consumérisme, accent mis sur la biodiversité ou les capacités de charge de la planète, critique de la puissance technico-scientifique,  problématique du réchauffement climatique ou des ressources non renouvelables…etc), poser de nouvelles questions et prendre en compte les changements du capitalisme, elle semble de nos jours réciter un catéchisme. Sa grille de lecture héritée des années 60 ne suffit plus.

 

La classe politique ne « mesure pas le changement social qu’induisent les nouvelles technologies » (M.Serres). Comme elle ne mesure pas – faute d’outils « idéologiques » adéquats – les conséquences d’une libération planétaire des forces du marché et le recul de l’Etat régulateur. Tout est bouleversé : notre rapport au corps, à l’altérité, à l’identité, au « vivre-ensemble », à la naissance ou à la mort… La crise de la temporalité se double d’une crise de l’habiter, de notre rapport au lieu, à l’espace, au paysage. Ces mutations anthropologiques doivent être questionnées car elles rendent obsolètes une bonne part de nos institutions et de nos propositions politiques. Nos sociétés sont fatiguées. Le consumérisme – ce monde de l’équivalence où tout se vaut - a exténué le désir, vidé le monde de ses singularités. « Ce qui s’épuise n’est pas seulement le capitalisme hyperspéculatif à tendance mafieuse, mais l’investissement en général, soit le désir d’un homme qui ne désire plus ce qu’il consomme » (Bernard Stiegler).  L’indifférence et l’anonymat priment dans un monde où le faire semblant  l’emporte sur toutes autres formes de présence à l’autre. Ainsi, plus l’invisibilité des dispositifs de contrôle progresse et s’immisce par tous les pores de la société, plus l’invisibilité (ou l’art de se faire oublier à l’instar du capitalisme mafieux) envahit le champ de la conscience critique : comité invisible, Anonymus…

 

Le capitalisme est en crise. Il n’y aura ni répit, ni état de grâce. Pour autant, « Un jour viendra, n’en doutons pas, où la maladie et le malheur de cette civilisation exigeront la venue de figures inédites, insolites, où nos politiques ne se reconnaîtront plus. Peut-être quelque chose de cette venue est-il déjà en train de se produire »[3]. N’en doutons pas. Ces figures inédites existent déjà. Quelque chose de profond remue un peu partout en Europe et dans le monde que nous devons rendre intelligible et prolonger « politiquement ». Cette tâche est urgente car il ne saurait y avoir d’alternatives concrètes, de déplacement de la réalité sans l’ouverture de nouveaux territoires du sens. Ouvrir de nouveaux chantiers : celui de la démocratie au moment où l’Europe hésite entre fédéralisme et repli identitaire, celui d’une laïcité bien comprise face à la montée de l’intégrisme, celui de la lenteur qui permettrait d’installer la problématique du temps au cœur des politiques publiques, celui d’un nouvel art de vivre fondé sur une autre répartition des temps sociaux et de nouveaux agencements collectifs. Penser le monde, en effet, contre la bêtise ; de l’écologie sociale à l’écologie mentale, réinventer « le rapport du sujet au corps, au fantasme, au temps qui passe… ». Ce à quoi, nous invitait, Felix Guattari. Il y a plus de vingt ans.



[1]   « La nature nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie ; je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. La joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal » (Bergson)

2  Titre du nouvel essai de Myriam Revault d’Allonnes, Ed.Seuil. Pour l’auteur, la crise est une crise des fondements, de l’identité et de la normativité.

 

[3] Jean Luc Nancy, La politique doit montrer ce qui la dépasse, Le Monde, 12 avril 2012



10/05/2013
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